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Le journal des Vélos Bleus à Saint Malo
16 août 2005

Brian Eno : "Je défends l'idée d'une écologie de la culture"

Une interview tirée du Monde, que nous publions en remerçiant le quotidien, avant de pouvoir lui reverser des droits de copyright. L'article m'a été conseillé par Laurent, qui a su y remarquer l'intérêt que j'y troouverais.
Il est vrai que les thèmes abordés, autant que la manière dont cet artiste hors norme les traite me touchent particulièrement.
C'est pour moi clairement un fragment de manifeste politique !

Bonne lecture.

LE MONDE | 15.08.05 | 14h54   

 

En gentleman charmeur, Brian Eno nous reçoit dans les locaux d'Opal, sa société de production, situés dans le quartier bourgeois-bohème de Notting Hill, à l'ouest de Londres. Dans ce vaste loft baigné de lumière, étrangement décoré d'une dizaine d'appareils radio-cassette enchaînés au mur, le musicien-producteur-théoricien-plasticien a installé ses bureaux et son studio d'enregistrement.

A notre arrivée, il répond à son courrier électronique en écoutant les borborygmes avant-gardistes d'un chanteur sibérien. Sur son agenda mural, le mot "book" (livre) barre les mois de juillet et août. Brian Eno a décidé de consacrer son été à l'écriture ­ - manuscrite - ­ d'un ouvrage condensant ses réflexions de trente années de conférences sur l'art et la culture.

La musique est-elle toujours votre principale activité ?

Je ne me considère plus exclusivement comme un musicien. Je consacre aussi beaucoup de temps à mes installations plastiques ou vidéo et aux conférences, comme celles que je viens de donner dans trois universités nord-américaines. La musique trouve sa place entre ces deux activités.

Ce matin, j'étais assis dans mon studio bourré d'équipements, je me suis dit que j'allais vendre tout ça et supprimer cette pièce. J'ai maintenant un petit ordinateur portable, je veux l'utiliser plus souvent. L'autre jour, en revenant de Saint-Pétersbourg, je pouvais, grâce à lui, travailler ma musique dans l'avion. C'est un peu un retour aux sources. Au tout début de ma carrière musicale, je travaillais à la maison avec un magnétophone Revox. C'est ainsi que j'ai enregistré mon premier album, No Pussyfooting, en 1973, avec Robert Fripp, en précurseur du home studio.

Quel est pour vous l'intérêt de donner des conférences ?

Quand on réfléchit seul dans son coin, on peut rapidement passer d'une idée à un autre sans vraiment en comprendre les liens. Mais si l'on sait qu'on va devoir l'expliquer devant une salle pleine d'auditeurs attentifs, on réfléchit vraiment à la construction de sa pensée.

La première fois que j'ai fait une conférence digne de ce nom, c'était devant les étudiants d'une école polytechnique, en 1975, invité par le compositeur Michael Nyman. J'étais si nerveux que j'avais écrit chaque mot de mon exposé. L'heure venue, j'ai oublié mes notes. J'ai commencé à parler et j'ai compris que si je connaissais bien les étapes de l'exposé, je pouvais le mener à bien. Depuis, je me contente d'avoir avec moi une douzaine de petites fiches avec un ou deux mots écrits sur chacune d'elles.

Existe-t-il un fil entre les différentes conférences que vous donnez ? Vous aident-elles à élaborer une méthode de pensée ?

Leur thème commun est la fonction de la culture. Je pars d'une question très simple, qui était déjà le thème de ma première conférence, il y a trente ans. Si vous demandez à vingt scientifiques pourquoi ils ont choisi la science, ils donneront à peu près la même réponse, ils cherchent pour la plupart à savoir comment fonctionne le monde. Si vous demandez à vingt artistes pourquoi ils font de l'art, vous obtiendrez de multiples réponses, souvent confuses. Si vous demandez : "Pourquoi croyez-vous que les gens aiment l'art ?", ce sera encore plus confus. Ce sujet sur lequel nous passons tant de temps à réfléchir et travailler reste un grand mystère. Nous devrions être capables de rationaliser cela.

Avez-vous trouvé des réponses ?

Je crois que la réussite des êtres humains, par rapport aux autres créatures, tient à leur faculté d'imaginer d'autres mondes, de nous projeter dans l'esprit d'autrui et d'échanger des concepts. L'expérience culturelle procède de cette même faculté mentale. Il est évident, par exemple, que, en lisant un roman, vous prenez du plaisir en imaginant un autre monde créé par autrui. Cela est vrai pour toute forme de culture.

Par le biais d'une expérience culturelle, nous participons à la sensibilité d'un monde autre que celui dans lequel nous vivons. Cette céramique bleue, par exemple, vous évoquera un certain univers. Un monde de formes douces et féminines, organiques, avec une vue particulière de l'abstraction et une légère nostalgie du futurisme. Très différent du monde évoqué par cette boîte [il prend une petite boîte peinte où figure un cavalier], lié à l'univers des histoires russes, avec ses détails et sa magie propre.

Quand nous regardons quelque chose, nous ne nous contentons pas de voir des formes et des couleurs, nous percevons d'autres résonances, des significations différentes. Même si vous croyez uniquement vous distraire, vous entraînez votre cerveau à utiliser cette fonction unique : celle d'éprouver, de connaître et de se projeter dans d'autres mondes, une faculté liée à notre instinct de survie. C'est sans doute pour cela que toutes les sociétés produisent de la culture.

Votre expérience de la musique populaire vous a-t-elle aidé à élaborer cette théorie ?

Elle a été très importante. J'ai commencé par étudier les beaux-arts avant de me consacrer aux arts populaires. Certains de mes professeurs étaient très déçus. Pour eux, cela signifiait que je délaissais ce qui comptait pour me fourvoyer dans le monde du commerce. Ce point de vue m'a longtemps préoccupé. Un de mes objectifs est de pouvoir parler des beaux-arts, de la musique pop, de l'artisanat, du design, de la décoration, de la mode avec un seul et unique langage.

Elaborer une théorie qui n'inclurait que Giotto, Picasso, Stravinsky en laissant de côté Little Richard n'a pour moi pas d'intérêt. Dans mes exposés, je fais souvent référence à Darwin. Avant lui, la création était une pyramide avec Dieu au sommet, suivi de près par l'homme, puis les animaux dans un ordre hiérarchique décroissant, avec les bactéries au bas de l'échelle. Avec Darwin, ce schéma a disparu. Pour lui, toutes les formes de vie étaient reliées entre elles comme les fils d'une toile d'araignée. Il était impossible de privilégier telle ou telle partie.

Après lui nous avons appris à respecter l'ensemble de cette toile. C'est une des origines de l'écologie. Je défends l'idée d'une écologie de la culture, toutes les formes d'expression sont liées les unes aux autres ; elles sont le fruit de notre besoin de "styliser", quicorrespond à notre besoin instinctif d'imaginer les images de mondes différents.

Vous utilisez l'image de la toile. Les réseaux de la toile Internet ont-ils modifié votre approche de la culture et votre façon de travailler ?

J'ai commencé à m'intéresser à ce réseau dès le milieu des années 1980, en participant à un des premiers groupes de dialogue, alors appelé "The Well". Et nous ne sommes qu'au début d'une révolution culturelle. Wikipedia, par exemple, est une idée passionnante. Il y a deux ou trois ans, un type a racheté une encyclopédie qu'une société avait mis sur le Net, sans beaucoup de succès. Il a décidé de la mettre gratuitement en ligne et de l'ouvrir aux corrections et aux additifs. Si vous êtes, par exemple, un expert de Françoise Hardy, et que Wikipedia n'a qu'un article de dix lignes sur elle, vous pouvez ajouter ce que vous jugez important, rectifier les erreurs. Des volontaires se chargent de vérifier ces informations. Wikipedia est devenu aujourd'hui l'encyclopédie en ligne la plus importante, bien plus complète que l'Encyclopedia Britannica. Je l'utilise et j'ai moi-même complété le chapitre "Brian Eno". J'aime cette idée d'une sagesse collective de personnes non-identifiées, créant quelque chose d'utile et de très organisé.

Autre exemple, le site des activistes politiques de moveon.org. Juste après le 11-Septembre, deux personnes ont fusionné leurs sites respectifs pour dire leur écœurement devant la manière dont les médias parlaient des musulmans et exploitaient la terreur. Leur principe était de partager avec d'autres cette indignation. Depuis, ils sont devenus un groupe de pression important, mobilisant ses membres dès qu'une loi jugée liberticide passe devant le Congrès. Cela prend parfois des proportions étonnantes. Ainsi, ils ont lancé une campagne contre Bush, "Anyone but Bush". Moveon a demandé à ses membres d'imaginer un spot publicitaire pouvant passer à la télé. Ilsont reçu 1 260propositions, venues d'un enfant de 9 ans comme des plus grosses agences. Tout le monde l'a fait gratuitement

 

Internet a-t-il changé votre façon d'appréhender la musique ?

Cela n'a pas changé grand-chose à ma carrière. Je ne fais pas partie de ces artistes dont des millions d'internautes téléchargent les disques. La nouveauté, pour moi, a été d'ouvrir ma boutique en ligne, www.enoshop.co.uk, qui me permet de vendre mes productions les plus pointues. Je n'ai plus besoin de courir les distributeurs. J'ai enregistré dans mon studio plusieurs disques dont j'ai réalisé les pochettes, et que nous vendons par correspondance grâce à Internet. Même si cette vente n'atteint que 200 exemplaires, elle me rapportera quand même de l'argent, ce qui serait impossible si je passais par une maison de disques.

Croyez-vous que la création musicale peut évoluer en fonction de cette dématérialisation des supports ?

Depuis quelques semaines, je me promène avec mon iPod Shuffle. C'est un petit baladeur qui peut contenir deux cent cinquante chansons, qu'il joue de manière aléatoire. Cette écoute aléatoire, où le noms des titres n'apparaît pas, modifie vraiment la perception de la musique. Je réfléchis à la vente non plus d'un disque, mais d'un petit baladeur de ce type, sans note ni pochette, avec juste mon nom et cette musique jouée au hasard. Ce genre d'objet pourrait également contenir ma carte d'identité culturelle. Je pourrais y mettre aussi bien Fela Kuti etla musique pop de l'Afrique de l'Ouest que du chant arabe, du doo-wop, Mondrian, les constructivistes russes, Nabokov... On s'approche là d'un fantasme de science-fiction où un cerveau peut se télécharger.

L'underground garde-t-il le même rôle dans le contexte de la culture Internet ?

Il y aura toujours des artistes pour détourner ces nouveaux formats et proposer une alternative. C'est un cycle immuable. Peu à peu, une forme de culture nouvelle se simplifie et se standardise. Alors d'autres artistes viennent défricher de nouveaux territoires. Il y a deux façons d'être un artiste. L'une d'entre elles est d'être un explorateur. J'ai souvent eu cette attitude dans le passé.

L'autre est de s'installer sur ces nouveaux territoires et de voir ce qu'on peut y faire pousser. Traditionnellement, c'est la démarche de la musique pop et du folk. Les beaux-arts, l'avant-garde, sont surtout fiers de la façon dont ils conquièrent de nouvelles terres. Mais il est aussi important d'y cultiver quelque chose. Une carrière peut alterner entre ces deux pôles. D'une certaine façon, mon travail de producteur a plus à voir avec celui du cultivateur. J'utilise à cette occasion le fruit de mes découvertes de musicien-explorateur au profit d'autres artistes afin de faire pousser quelque chose d'utile sur le territoire qu'ils occupent.

En tant que pionnier de l'utilisation des synthétiseurs, comment jugez-vous la façon dont a évolué la musique électronique ?

Le synthétiseur m'intéressait parce c'était un instrument qui n'avait pas d'histoire. On pouvait l'utiliser pour créer des choses complètement inédites, sans posséder une virtuosité d'instrumentiste. Etrangement, quand j'ai commencé, je ne m'en servais pas pour jouer quelque chose mais pour transformer les sons que d'autres jouaient. Un de nos buts avec Roxy Music était de donner des concerts soniquement aussi intéressants que les disques.

Les nouvelles technologies sont libératrices car elles invitent de nouveaux talents à participer à la création. Des gens qui ne pouvaient s'exprimer avec les moyens existants le font grâce à ces nouvelles possibilités. Cela peut faire apparaître des personnalités singulières, des conceptualistes, des terroristes comme le furent en leur temps Iggy Pop, le Velvet Underground ou, aujourd'hui, Snoop Doggy Dogg. Le mauvais côté de cette porte ouverte, c'est que tout le monde peut y entrer.

Je n'imaginais pas que l'électronique produirait autant de musique ennuyeuse. Cela dit, les gens ont toujours tendance à embellir les années 1960 et 1970, mais si l'on regarde les hit-parades de l'époque, la plupart des morceaux ne valaient pas un clou. Le ratio entre bonne et mauvaise musique reste à peu près le même aujourd'hui.

Votre musique a-t-elle été influencée par ce qui s'est passé par exemple depuis le 11-Septembre ?

Ce qui m'a surtout influencé, c'est un livre très court, Defying Hitler, écrit par Sebastian Haffner. Haffner est né en 1906 et a été le témoin de la montée du nazisme. Il décrit le processus par lequel les gens se sont voilé la face. On disait à l'époque : "Hitler est un imbécile, une blague, personne ne peut le prendre au sérieux" ou encore "Bien sûr, il ressemble un peu à un cinglé, mais il s'occupe des problèmes du pays". Tous ces arguments, je les ai entendus à propos de Bush. La route vers la tyrannie commence par une pente très douce. Nous en sommes à ce niveau en ce moment.

En Allemagne, tout le monde a compris trop tard qu'on ne pouvait plus revenir en arrière. Je ne dis pas que nous glissons vers le nazisme ni que George W. Bush est Adolf Hitler. En revanche, je mesure le recul de ce que nous pensions être une démocratie civilisée. Comment pouvons-nous tolérer quelque chose comme la prison de Guantanamo ? Avant que la pente ne devienne trop raide, quelqu'un doit commencer à hurler.

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