Brian Eno : "Je défends l'idée d'une écologie de la culture"
Une
interview tirée du Monde, que nous publions en remerçiant le quotidien,
avant de pouvoir lui reverser des droits de copyright. L'article m'a
été conseillé par Laurent, qui a su y remarquer l'intérêt que j'y
troouverais.
Il est vrai que les thèmes abordés, autant que la manière dont cet artiste hors norme les traite me touchent particulièrement.
C'est pour moi clairement un fragment de manifeste politique !
Bonne lecture.
LE MONDE |
15.08.05 | 14h54
En gentleman
charmeur, Brian Eno nous reçoit dans les locaux d'Opal, sa société de
production, situés dans le quartier bourgeois-bohème de Notting Hill, à l'ouest
de Londres. Dans ce vaste loft baigné de lumière, étrangement décoré d'une
dizaine d'appareils radio-cassette enchaînés au mur, le
musicien-producteur-théoricien-plasticien a installé ses bureaux et son studio
d'enregistrement.
A notre arrivée, il répond à son courrier
électronique en écoutant les borborygmes avant-gardistes d'un chanteur
sibérien. Sur son agenda mural, le mot "book" (livre) barre les mois
de juillet et août. Brian Eno a décidé de consacrer son été à l'écriture -
manuscrite - d'un ouvrage condensant ses réflexions de trente années de
conférences sur l'art et la culture.
La musique est-elle toujours votre
principale activité ?
Je ne me considère plus exclusivement
comme un musicien. Je consacre aussi beaucoup de temps à mes installations
plastiques ou vidéo et aux conférences, comme celles que je viens de donner
dans trois universités nord-américaines. La musique trouve sa place entre ces
deux activités.
Ce matin, j'étais assis dans mon studio
bourré d'équipements, je me suis dit que j'allais vendre tout ça et supprimer
cette pièce. J'ai maintenant un petit ordinateur portable, je veux l'utiliser
plus souvent. L'autre jour, en revenant de Saint-Pétersbourg, je pouvais, grâce
à lui, travailler ma musique dans l'avion. C'est un peu un retour aux sources.
Au tout début de ma carrière musicale, je travaillais à la maison avec un
magnétophone Revox. C'est ainsi que j'ai enregistré mon premier album, No
Pussyfooting, en 1973, avec Robert Fripp, en précurseur du home studio.
Quel est pour vous l'intérêt de donner
des conférences ?
Quand on réfléchit seul dans son coin, on
peut rapidement passer d'une idée à un autre sans vraiment en comprendre les
liens. Mais si l'on sait qu'on va devoir l'expliquer devant une salle pleine
d'auditeurs attentifs, on réfléchit vraiment à la construction de sa pensée.
La première fois que j'ai fait une
conférence digne de ce nom, c'était devant les étudiants d'une école
polytechnique, en 1975, invité par le compositeur Michael Nyman. J'étais si
nerveux que j'avais écrit chaque mot de mon exposé. L'heure venue, j'ai oublié
mes notes. J'ai commencé à parler et j'ai compris que si je connaissais bien
les étapes de l'exposé, je pouvais le mener à bien. Depuis, je me contente
d'avoir avec moi une douzaine de petites fiches avec un ou deux mots écrits sur
chacune d'elles.
Existe-t-il un fil entre les différentes
conférences que vous donnez ? Vous aident-elles à élaborer une méthode de
pensée ?
Leur thème commun est la fonction de la
culture. Je pars d'une question très simple, qui était déjà le thème de ma
première conférence, il y a trente ans. Si vous demandez à vingt scientifiques
pourquoi ils ont choisi la science, ils donneront à peu près la même réponse,
ils cherchent pour la plupart à savoir comment fonctionne le monde. Si vous
demandez à vingt artistes pourquoi ils font de l'art, vous obtiendrez de
multiples réponses, souvent confuses. Si vous demandez : "Pourquoi
croyez-vous que les gens aiment l'art ?", ce sera encore plus confus.
Ce sujet sur lequel nous passons tant de temps à réfléchir et travailler reste
un grand mystère. Nous devrions être capables de rationaliser cela.
Avez-vous trouvé des réponses ?
Je crois que la réussite des êtres
humains, par rapport aux autres créatures, tient à leur faculté d'imaginer
d'autres mondes, de nous projeter dans l'esprit d'autrui et d'échanger des
concepts. L'expérience culturelle procède de cette même faculté mentale. Il est
évident, par exemple, que, en lisant un roman, vous prenez du plaisir en
imaginant un autre monde créé par autrui. Cela est vrai pour toute forme de
culture.
Par le biais d'une expérience culturelle,
nous participons à la sensibilité d'un monde autre que celui dans lequel nous
vivons. Cette céramique bleue, par exemple, vous évoquera un certain univers.
Un monde de formes douces et féminines, organiques, avec une vue particulière
de l'abstraction et une légère nostalgie du futurisme. Très différent du monde
évoqué par cette boîte [il prend une petite boîte peinte où figure un
cavalier], lié à l'univers des histoires russes, avec ses détails et sa
magie propre.
Quand nous regardons quelque chose, nous
ne nous contentons pas de voir des formes et des couleurs, nous percevons
d'autres résonances, des significations différentes. Même si vous croyez
uniquement vous distraire, vous entraînez votre cerveau à utiliser cette
fonction unique : celle d'éprouver, de connaître et de se projeter dans
d'autres mondes, une faculté liée à notre instinct de survie. C'est sans doute
pour cela que toutes les sociétés produisent de la culture.
Votre expérience de la musique populaire
vous a-t-elle aidé à élaborer cette théorie ?
Elle a été très importante. J'ai commencé
par étudier les beaux-arts avant de me consacrer aux arts populaires. Certains de
mes professeurs étaient très déçus. Pour eux, cela signifiait que je délaissais
ce qui comptait pour me fourvoyer dans le monde du commerce. Ce point de vue
m'a longtemps préoccupé. Un de mes objectifs est de pouvoir parler des
beaux-arts, de la musique pop, de l'artisanat, du design, de la décoration, de
la mode avec un seul et unique langage.
Elaborer une théorie qui n'inclurait que
Giotto, Picasso, Stravinsky en laissant de côté Little Richard n'a pour moi pas
d'intérêt. Dans mes exposés, je fais souvent référence à Darwin. Avant lui, la
création était une pyramide avec Dieu au sommet, suivi de près par l'homme,
puis les animaux dans un ordre hiérarchique décroissant, avec les bactéries au
bas de l'échelle. Avec Darwin, ce schéma a disparu. Pour lui, toutes les formes
de vie étaient reliées entre elles comme les fils d'une toile d'araignée. Il
était impossible de privilégier telle ou telle partie.
Après lui nous avons appris à respecter
l'ensemble de cette toile. C'est une des origines de l'écologie. Je défends
l'idée d'une écologie de la culture, toutes les formes d'expression sont liées
les unes aux autres ; elles sont le fruit de notre besoin de
"styliser", quicorrespond à notre besoin instinctif d'imaginer les
images de mondes différents.
Vous utilisez l'image de la toile. Les
réseaux de la toile Internet ont-ils modifié votre approche de la culture et
votre façon de travailler ?
J'ai commencé à m'intéresser à ce réseau
dès le milieu des années 1980, en participant à un des premiers groupes de
dialogue, alors appelé "The Well". Et nous ne sommes qu'au début
d'une révolution culturelle. Wikipedia, par exemple, est une idée passionnante.
Il y a deux ou trois ans, un type a racheté une encyclopédie qu'une société
avait mis sur le Net, sans beaucoup de succès. Il a décidé de la mettre
gratuitement en ligne et de l'ouvrir aux corrections et aux additifs. Si vous
êtes, par exemple, un expert de Françoise Hardy, et que Wikipedia n'a qu'un
article de dix lignes sur elle, vous pouvez ajouter ce que vous jugez important,
rectifier les erreurs. Des volontaires se chargent de vérifier ces
informations. Wikipedia est devenu aujourd'hui l'encyclopédie en ligne la plus
importante, bien plus complète que l'Encyclopedia Britannica. Je
l'utilise et j'ai moi-même complété le chapitre "Brian Eno". J'aime
cette idée d'une sagesse collective de personnes non-identifiées, créant
quelque chose d'utile et de très organisé.
Autre exemple,
le site des activistes politiques de moveon.org. Juste après le 11-Septembre,
deux personnes ont fusionné leurs sites respectifs pour dire leur écœurement
devant la manière dont les médias parlaient des musulmans et exploitaient la
terreur. Leur principe était de partager avec d'autres cette indignation.
Depuis, ils sont devenus un groupe de pression important, mobilisant ses
membres dès qu'une loi jugée liberticide passe devant le Congrès. Cela prend
parfois des proportions étonnantes. Ainsi, ils ont lancé une campagne contre
Bush, "Anyone but Bush". Moveon a demandé à ses membres d'imaginer un
spot publicitaire pouvant passer à la télé. Ilsont reçu 1 260propositions,
venues d'un enfant de 9 ans comme des plus grosses agences. Tout le monde l'a
fait gratuitement
Internet a-t-il changé votre façon
d'appréhender la musique ?
Cela n'a pas changé grand-chose à ma
carrière. Je ne fais pas partie de ces artistes dont des millions d'internautes
téléchargent les disques. La nouveauté, pour moi, a été d'ouvrir ma boutique en
ligne, www.enoshop.co.uk, qui me permet de vendre mes productions les plus
pointues. Je n'ai plus besoin de courir les distributeurs. J'ai enregistré dans
mon studio plusieurs disques dont j'ai réalisé les pochettes, et que nous
vendons par correspondance grâce à Internet. Même si cette vente n'atteint que
200 exemplaires, elle me rapportera quand même de l'argent, ce qui serait
impossible si je passais par une maison de disques.
Croyez-vous que la création musicale peut
évoluer en fonction de cette dématérialisation des supports ?
Depuis quelques semaines, je me promène
avec mon iPod Shuffle. C'est un petit baladeur qui peut contenir deux cent
cinquante chansons, qu'il joue de manière aléatoire. Cette écoute aléatoire, où
le noms des titres n'apparaît pas, modifie vraiment la perception de la
musique. Je réfléchis à la vente non plus d'un disque, mais d'un petit baladeur
de ce type, sans note ni pochette, avec juste mon nom et cette musique jouée au
hasard. Ce genre d'objet pourrait également contenir ma carte d'identité
culturelle. Je pourrais y mettre aussi bien Fela Kuti etla musique pop de
l'Afrique de l'Ouest que du chant arabe, du doo-wop, Mondrian, les
constructivistes russes, Nabokov... On s'approche là d'un fantasme de
science-fiction où un cerveau peut se télécharger.
L'underground garde-t-il le même rôle
dans le contexte de la culture Internet ?
Il y aura toujours des artistes pour
détourner ces nouveaux formats et proposer une alternative. C'est un cycle
immuable. Peu à peu, une forme de culture nouvelle se simplifie et se
standardise. Alors d'autres artistes viennent défricher de nouveaux
territoires. Il y a deux façons d'être un artiste. L'une d'entre elles est
d'être un explorateur. J'ai souvent eu cette attitude dans le passé.
L'autre est de s'installer sur ces
nouveaux territoires et de voir ce qu'on peut y faire pousser.
Traditionnellement, c'est la démarche de la musique pop et du folk. Les
beaux-arts, l'avant-garde, sont surtout fiers de la façon dont ils conquièrent
de nouvelles terres. Mais il est aussi important d'y cultiver quelque chose.
Une carrière peut alterner entre ces deux pôles. D'une certaine façon, mon
travail de producteur a plus à voir avec celui du cultivateur. J'utilise à
cette occasion le fruit de mes découvertes de musicien-explorateur au profit
d'autres artistes afin de faire pousser quelque chose d'utile sur le territoire
qu'ils occupent.
En tant que pionnier de l'utilisation des
synthétiseurs, comment jugez-vous la façon dont a évolué la musique
électronique ?
Le synthétiseur m'intéressait parce
c'était un instrument qui n'avait pas d'histoire. On pouvait l'utiliser pour
créer des choses complètement inédites, sans posséder une virtuosité
d'instrumentiste. Etrangement, quand j'ai commencé, je ne m'en servais pas pour
jouer quelque chose mais pour transformer les sons que d'autres jouaient. Un de
nos buts avec Roxy Music était de donner des concerts soniquement aussi
intéressants que les disques.
Les nouvelles technologies sont
libératrices car elles invitent de nouveaux talents à participer à la création.
Des gens qui ne pouvaient s'exprimer avec les moyens existants le font grâce à
ces nouvelles possibilités. Cela peut faire apparaître des personnalités
singulières, des conceptualistes, des terroristes comme le furent en leur temps
Iggy Pop, le Velvet Underground ou, aujourd'hui, Snoop Doggy Dogg. Le mauvais
côté de cette porte ouverte, c'est que tout le monde peut y entrer.
Je n'imaginais pas que l'électronique
produirait autant de musique ennuyeuse. Cela dit, les gens ont toujours
tendance à embellir les années 1960 et 1970, mais si l'on regarde les
hit-parades de l'époque, la plupart des morceaux ne valaient pas un clou. Le
ratio entre bonne et mauvaise musique reste à peu près le même aujourd'hui.
Votre musique a-t-elle été influencée par
ce qui s'est passé par exemple depuis le 11-Septembre ?
Ce qui m'a surtout influencé, c'est un
livre très court, Defying Hitler, écrit par Sebastian Haffner. Haffner
est né en 1906 et a été le témoin de la montée du nazisme. Il décrit le
processus par lequel les gens se sont voilé la face. On disait à l'époque : "Hitler
est un imbécile, une blague, personne ne peut le prendre au sérieux"
ou encore "Bien sûr, il ressemble un peu à un cinglé, mais il s'occupe
des problèmes du pays". Tous ces arguments, je les ai entendus à propos
de Bush. La route vers la tyrannie commence par une pente très douce. Nous en
sommes à ce niveau en ce moment.
En Allemagne,
tout le monde a compris trop tard qu'on ne pouvait plus revenir en arrière. Je
ne dis pas que nous glissons vers le nazisme ni que George W. Bush est Adolf
Hitler. En revanche, je mesure le recul de ce que nous pensions être une
démocratie civilisée. Comment pouvons-nous tolérer quelque chose comme la
prison de Guantanamo ? Avant que la pente ne devienne trop raide, quelqu'un doit
commencer à hurler.